PROLOGUE.
L’AnimalVille jaillit du néant et se laissa dériver au milieu de la mer d’étoiles.
C’était une Ville si vieille qu’elle en oubliait de compter. Elle était déjà âgée lors de la découverte de l’Humanité ; ses plus anciens souvenirs dataient d’avant la déchirure, même s’il lui était difficile aujourd’hui de remonter aussi loin dans le labyrinthe de ses pensées. Son esprit partait en lambeaux et cela l’effrayait bien plus que le durcissement de ses chairs et la perte de sensibilité de ses quartiers périphériques, dont les rues desséchées se fendillaient de rides. La mort s’attaquait d’abord à la mémoire. Un jour, ceux de son espèce la découvriraient dans un repli de l’espace profond, les rues crevassées de plaies béantes, les dômes crevés. Elle ne répondrait ni aux signaux ni aux caresses, elle ne saurait plus rien.
Avant d’avoir consumé toute sa mémoire, il lui restait à achever l’ouvrage qu’elle avait entrepris des millénaires plus tôt, quand elle se souvenait encore d’œuvres réalisées collectivement, avec tout le Troupeau. Un projet qui était né le jour où elle avait découvert une race de singes malingres commençant lentement à peupler la troisième planète d’un obscur système solaire.
Elle qui oubliait tant se souvenait avec précision de cet instant d’illumination. Tandis qu’elle planait dans le ciel crépusculaire, teintée de pourpre par les rayons de l’étoile locale, elle avait vu de grands feux s’allumer. Les tribus les plus avancées savaient faire naître une étincelle en heurtant des silex. Ils avaient créé leur propre soleil pour combattre la nuit. Fascinée, la Ville était restée de longues heures à les regarder vaincre l’obscurité à coups de brûlures.
Lors de ce premier contact, elle avait compris que l’être humain possédait deux trésors qui manquaient à son espèce : la capacité de conceptualiser l’inexprimable, et des mains avec un pouce opposable pour construire des outils qui les rendaient plus grands qu’eux-mêmes.
Une idée avait germé. Dans son esprit ou dans celui du troupeau, cela n’avait aucune importance. L’idée était devenue plan, le plan stratégies, et les stratégies avaient fini par représenter bien plus qu’un simple jeu : une façon de revivre, le désir de se prolonger.
Parce qu’ils avaient permis cela, les humains avaient une première fois sauvé les Villes de l’extinction.
L’AnimalVille était un disque de chair de près de vingt kilomètres de diamètre, hérissé de dômes irréguliers sur sa face supérieure. Dressé en son centre, au bord d’une place en demi-lune, un Beffroi pointait vers les étoiles lointaines sa haute silhouette sertie de cartilages jaunis qui l’empêchaient de s’affaisser. Un réseau d’artères profondément creusées dans la masse rayonnait vers les bords, tandis que des ruelles au tracé erratique se perdaient entre les parois violacées des édifices. La chevelure de filaments située à la circonférence était rabattue sous le ventre. Les plis réguliers, d’un brun presque noir, évoquaient une mer figée.
Autour d’elle régnait le vide. Elle avait choisi d’émerger un peu à l’écart du système planétaire occupé par la branche humaine des Mécanistes, dont le soleil n’était qu’un point de lumière pâle sur le vide du ciel. Titlan, la planète principale, était sans cesse entourée d’une nuée d’appareils de guerre, reconnaissables à leurs formes lourdes et aux nombreuses excroissances des pods d’armement. Même s’ils détectaient sa présence – et la Ville se savait trop vaste et trop massive pour échapper aux radars longue portée –, il leur faudrait du temps pour la rejoindre. Elle serait repartie avant qu’ils ne se décident à l’aborder.
Les humains n’étaient pas la première espèce étrangère avec laquelle les AnimauxVilles avaient des contacts. Elle-même avait autrefois accueilli une colonie d’êtres insectoïdes, à la durée de vie si courte qu’on ne pouvait s’attacher à aucun d’entre eux. Mais elle avait aimé le ballet des formes lumineuses qui hantaient ses couloirs, jusqu’au plus intime de sa chair. Des grappes d’œufs multicolores, tous différents, pendaient de ses voûtes comme des lustres de gélatine. Après l’éclosion, les larves se hâtaient de piller les cadavres de fraîche date afin de décorer leur corps avec les restes. Puis elles passaient les dernières heures de leur existence à tournoyer les unes au milieu des autres, des paires d’ailes excédentaires accrochées à leur corps annelé comme autant de trophées. Lorsqu’elles s’accouplaient, avec une frénésie désespérée qui excluait tout rituel d’approche, leurs corps composites tombaient en morceaux. Les adultes mouraient nus au milieu des débris de leur splendeur qui, déjà, ne leur appartenaient plus.
Ils ne l’avaient jamais touchée, n’avaient jamais cherché à communiquer avec elle. La lumière qu’ils émettaient brûlait leurs maigres réserves énergétiques et ils mouraient telles des étoiles filantes, en grésillant. La beauté ainsi créée était à leur image : éphémère, inutile.
Après eux, il y avait eu du silence, beaucoup de silence. Et l’odeur de sa propre solitude, un peu rance mais néanmoins sucrée. Pas vraiment désagréable. Jusqu’à ce qu’un humain déchire ses voiles et la caresse. Jusqu’à ce qu’un dialogue fragile s’instaure.
L’armada de vaisseaux Mécanistes était en train de manœuvrer dans sa direction. Ils l’avaient repérée plus vite que prévu, signe que l’état d’alerte maximum était désormais établi en permanence autour de Titlan. La Ville déploya sa corolle afin d’écouter l’univers. Elle sentit le tissu de l’espace vibrer sourdement autour d’elle. Dans un recoin éloigné de l’espace profond, au sein d’un amas déstructuré, une étoile binaire était en train d’entamer son ultime métamorphose. L’un des astres siamois avait entrepris de dévorer sa jumelle et sa boulimie ne pouvait plus s’interrompre. Il se goinfrerait jusqu’à l’explosion. Les AnimauxVilles le savaient depuis longtemps – peu de phénomènes cosmiques leur échappaient –, mais la supernova qui s’annonçait était d’un type tout à fait particulier. C’était aussi la dernière à laquelle la Ville aurait l’occasion d’assister. Elle n’aurait bientôt plus d’autre choix que de la rejoindre pour surveiller le déroulement des opérations. Jusqu’à leur terme.
Avant de surgir dans le système mécaniste, elle avait voyagé jusqu’à l’extrémité du Ban, un endroit où tous ses semblables refusaient depuis longtemps de se rendre. Cette répugnance était une source d’inquiétude supplémentaire, la preuve que son espèce avait renoncé à lutter contre la fatalité. Arrivée au bord de la déchirure, à l’endroit précis où le maillage multidimensionnel de l’espace cessait brutalement d’exister, la Ville avait eu envie de continuer. L’univers n’aurait jamais dû avoir de fin… Les échos engendrés par sa topologie froissée créaient l’illusion d’immensité, mais la Ville savait que celle-ci n’était qu’une apparence. Un caprice né des propriétés du temps et de la gravité, qui courbaient localement l’espace-temps et agissaient comme une lentille pour donner au firmament sa profondeur.
Immobile à l’emplacement de l’ultime Aleph, sur la maille la plus lointaine vers laquelle les AnimauxVilles pouvaient échanger, elle avait senti les vagues d’espace mutilé se replier autour d’elle pour la contraindre à s’en aller. Elle avait lutté aussi longtemps qu’elle l’avait pu, armée du souvenir précis de ce qu’était l’univers avant. Puis elle s’était effacée d’un coup, dans un échange douloureux qui avait fait vibrer son Beffroi. Et, de sauts en sauts, sa trajectoire l’avait menée à proximité de Titlan et de ses défenses impénétrables.
Dans une poignée de minutes, les vaisseaux de guerre seraient à portée de contact. Mais l’événement qu’elle attendait ne s’était pas encore produit. Puis, au moment même où elle se préparait à partir, frustrée, elle l’entendit.
Une vibration stridente déchira l’espace et la Ville fut crucifiée d’un millier d’aiguillons. Le Ban lui-même frémit ; les dissonances n’étaient pas assez fortes pour affecter l’harmonie fondamentale de l’univers, mais elles pouvaient engendrer un dysfonctionnement local. Impossible de savoir d’où venait la perturbation. La Ville décida d’attendre jusqu’au tout dernier moment et d’ignorer les questions de plus en plus pressantes des croiseurs mécanistes.
Elle déploya avec peine sa couronne de filaments – une attitude qui déclenchait chez les humains une terreur irraisonnée – et tendit son Beffroi vers l’espace profond. La source du bruit se rapprochait. Ses dômes se plissèrent d’excitation quand elle comprit qu’elle aurait, pour la première fois, la chance d’apercevoir le dernier-né de l’ingénierie mécaniste, le projet le plus secret qu’un peuple paranoïaque et techniquement très avancé pouvait concevoir.
Le tissu de l’espace se déchira et l’engin qu’attendait la Ville se matérialisa dans une gerbe de vibrations discordantes, de l’autre côté de l’Aleph. Il était noir comme un morceau de ciel sans étoiles, hérissé de dards et d’une taille monstrueuse. La Ville sentit les remous engendrés par son passage jusqu’au plus profond de sa chair. Son excitation se teinta d’une pointe d’amertume.
Au cours de son interminable existence, elle avait contemplé une infinité d’artefacts engendrés par toutes sortes de créatures éphémères. Certains l’avaient émue, d’autres étaient grotesques et la plupart lui étaient incompréhensibles. Mais le Zéro Plus, ainsi que le baptisaient ses concepteurs, était capable de labourer la trame de la réalité mathématique sous-jacente jusqu’à ce qu’elle hurle. Il était conçu pour déchirer, pour détruire jusqu’aux fondements mêmes de l’harmonie du Ban. En mutilant à jamais l’univers.
La Ville ressentait intuitivement les concepts mathématiques qui avaient conduit à matérialiser le Zéro Plus. Par petites touches, savamment dosées, elle avait aidé certains humains à inventer toute une panoplie d’équations pour se forger leur propre définition de la grille fréquentielle du Ban. Elle n’espérait pas qu’ils en perçoivent ses harmoniques ; les hommes étaient sourds à l’univers et leurs pauvres sens se laissaient trop facilement abuser par les mirages de l’espace-temps. Ils ignoraient que l’espace avait une odeur de renfermé, pareille à celle d’une prison. Ils n’en distinguaient pas les limites infranchissables. Même leurs infinis avaient quelque chose de dérisoire.
Elle avait essayé de leur expliquer. Mais les ingénieurs mécanistes n’écoutaient pas leurs sensations ; ils expérimentaient, et ils étaient patients. Ils méprisaient les théoriciens, mais ils utilisaient leurs équations comme des leviers pour écarter les obstacles. Et ils comprenaient les métaux d’une façon qu’aucune Ville ne pouvait approcher.
En levant pour eux le voile sur certains aspects de l’échange, elle avait transgressé beaucoup plus qu’un tabou : le voyage instantané était un privilège d’AnimalVille. Durant des siècles, elle avait pesé chaque révélation, tissé une trame de savoirs truffée de déchirures et de vides qu’ils complétaient avec leur perception de l’univers et les intuitions qu’elle engendrait. C’était elle qui avait mis en branle le projet mécaniste, elle qui était à l’origine de la monstruosité triomphante qui se précipitait à présent vers elle de toute sa vitesse. Pour la chasser, en attendant de pouvoir prendre sa place.
Le Zéro Plus ne perdit pas de temps en pourparlers. Il infléchit sa courbe et piqua droit vers la Ville. Celle-ci reçut de plein fouet les vagues d’énergie qui accompagnaient sa trajectoire. Elle pivota sur son axe et se laissa dériver jusqu’à l’Aleph en repliant ses filaments pour offrir une cible plus réduite. Puis elle mobilisa ses forces et s’échangea avec un autre Aleph, tandis que le vaisseau noir lâchait ses premiers faisceaux d’énergie.
Elle s’enfuit à travers le Ban, poursuivie par la vision du scorpion au dard orgueilleusement dressé, prêt à frapper tous ceux qui croiseraient son chemin. L’avenir des AnimauxVilles et de l’Humanité se jouerait dans les prochains jours et elle, la doyenne des Villes, n’avait aucun moyen de revenir en arrière.